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Tribulations au Royaume de Cathay
19 février 2009

Une vague monstrueuse

Il y a quelques jours, j'écrivais à Monsieur D. qu'il était inutile de se couvrir trop en venant à Pékin la semaine prochaine car le printemps était déjà là. Fichtre, quelle naïve! C'était une blagounette de l'hiver, la chute étant de neige -ah ah. C'est donc en contemplant un ciel blanc, des toits enneigés et des rues pleines de gadoue que je vous parle.

J'avais prévu de poster un joli message sur les théières, mais c'était sans compter ma méconnaissance des outils de traitements d'image (i.e j'arrive pas à faire un montage sous Paint...) et cela devra donc attendre un tout petit peu. En attendant, pour s'occuper au coin du feu radiateur électrique, une petite nouvelle qui vient d'obtenir le premier prix au concours organisé par le Cercle de la Mer sur le thème "une vague monstrueuse".

Derrière le rideau

Une vague monstrueuse vient de s’abattre sur la côte.

Rien, sur son passage, ne semble pouvoir lui résister. Depuis quelques instants, tout est en train d’être emporté. Les touristes qui profitaient de la plage de sable fin et de la douceur du soleil. Les pêcheurs du village qui rangeaient leurs filets dans les petites barques faiblement amarrées. Les enfants du pays qui jouaient au bords de la plage. Mais aussi, bien plus loin, la petite ville. Une vague de cette taille là ne s'arrête pas au terrain bien connu que représente la plage. Même si, dans mon village, la plage est interminable. Des kilomètres de sable clair et fin, et des espèces végétales uniques sur la planète formant un petit rideau de fleurs pour séparer la ville de la mer. Des orchidées surtout, qui poussent sur les premières traces de terre, là où le sable se mélange à la poussière. Et du jasmin, qui tombe en grappes le long des palmiers.

Le rideau de fleur n'arrête pas non plus la vague. Elle le traverse, le renverse, et continue son désastre vers la ville. Elle emporte aussi les touristes qui marchaient dans les rues. Ce couple qui achète des goyaves par exemple. Il va être emporté. Le marchand de goyaves aussi d'ailleurs. Et plein de goyaves, qui vont être ensevelies par les eaux et peut-être se mettre à flotter bêtement au milieu des rues inondées quand la vague se sera calmée.

Et puis les enfants dans les écoles, les employés de banques, le réparateur de vélo, les femmes de pêcheur qui pilent des cacahouètes dans des mortiers en pierre pour préparer des sauces. J'espère qu'il y aura des survivants. C'est terrible de voir son village rayé de la carte. Mes ancêtres, mes souvenirs, mes origines. D'ailleurs, heureusement que c'est une petite ville. Les autres agglomérations de la côte, jusqu'à Banda Aceh, doivent essuyer des pertes bien plus terribles. Mais peut-être qu'elles s'en relèveront. Mon village, là, il est voué à disparaître.

***

En fait, ça n'est pas vraiment la faute de la vague. Sur le coup, c'est un peu bête, mais c'est à elle qu'on en veut. C'est elle qu'on a vu tout emporter, voleuse, destructrice. En fait, elle aussi elle a été entraînée par une force qui la surpasse. Quelque chose venu du fond des mers, des mouvements de plaques, des mouvements de sol. Les abysses réveillées. Et ces mouvements la poussent, non, la créent. L'impulsion lui fait prendre forme, elle ne peut que se laisser porter par cette dynamique. Ensuite, tout s'enchaîne. Rien ne l'arrête, elle ne croise rien sur son passage, à part le petit rideau de fleurs et les serviettes de plage des touristes. Elle se casse seulement les dents sur les villes, et puis elle s'épuise, et se retire.

Dans d’autres pays aussi, les tremblements de terre font des désastres. Les grands immeubles, les canalisations enterrées, les infrastructures modernes des pays occidentaux. Un jeu d’enfant à détruire, pour un séisme digne de ce nom. Mais chez nous, il n’y a pas tout cela à détruire. Même les hôtels récemment construits pour les touristes ne dépassent pas un étage. Et plus de la moitié des habitants de mon village n’ont toujours pas accès à l’électricité.

Et puis le séisme, il a eu lieu tellement loin. Tellement en profondeur. Tellement discrètement.

Mais il a créé une vague monstrueuse.

***

Avant, c'était différent. Elle ne voyait pas les touristes, la vague. D’abord, évidemment, parce qu’il y avait moins de touristes. Mais même les pêcheurs, aujourd'hui, elle s'étonne de les voir préparer leurs embarcations sur la plage. Elle se souvient du temps où elle était freinée par la végétation, où elle se mêlait à la mangrove pour calmer son élan. Quand elle avait trop de forces, elle traversait doucement la forêt d’arbustes, et elle venait lécher la plage. Parfois, elle faisait un clin d'oeil au rideau de fleurs, mais elle n'y touchait pas. Les zones humides et les grandes vagues se comprennent sans mots. La première sait calmer les impulsions de la seconde. Elle l'ensorcelle et la masse avec ses longues branches flottantes. Elle se fiche du sel qui pique les autres végétaux et qui fait tousser le rideau de fleurs et de palmiers qui délimite la frontière avec la ville et la forêt. Elle réchauffe de ses eaux brûlantes la vague fraîche qui se jette sur elle. Elle la berce.

Elle calme aussi le ciel et sa pollution en aspirant le carbone. Elle le garde pour elle, elle le sublime.

Les vagues n'ont pas vraiment aimé quand les mangroves sont parties. Tout de suite, ça leur a manqué. Souvent on ne se rend pas compte à quel point on apprécie une chose quand on la côtoie au quotidien ; et c'est seulement sa disparition qui nous fait comprendre à quel point elle avait un effet bénéfique sur nous. La vague comprend bien, aujourd'hui, à quel point la mangrove lui manque. Qu'elle n'arrive plus à se détendre et à se réchauffer toute seule. Qu'il n'y a plus rien pour freiner ses ardeurs. Elle est obligée de piquer les fleurs du rideau, et de piquer les yeux des enfants et des femmes des pêcheurs avec son sel. Et puis de faire valser les touristes dans ses bras avant de les recracher sur la plaque quand elle se sera calmée. Ça ne lui plaît pas tellement tout ça.

***

Quand j'ai eu finit d'en vouloir à la vague, je me suis mise à en vouloir aux pêcheurs.

La mangrove a disparu quand les pêcheurs ont décidé de faire de l’élevage industriel. Ils ont arraché les espèces tropicales avec de grands tractopelles. Et puis les petits producteurs ont enlevés les derniers débris à la main. Leurs corps secs et tannés se confondaient avec les branchages morts qui jonchaient le sol. Ailleurs, on détruit les mangroves pour faire du bois de chauffage. Ici, ça n’était pas dans ce but, mais les tractopelles ont quand même tout emporté. Je pense que les pêcheurs auraient bien aimé récupérer le bois pour leurs habitations, mais il a été expédié au Canada et en Argentine.

Tout ça a totalement transformé le paysage. Ça n’est pas très joli, une forêt de mangrove, mais il faut reconnaître que ça occupe bien l’espace. Pas comme une grande forêt de platane, mais plutôt comme une barrière touffue et omniprésente. Découvrir la côte sans la mangrove, c'est comme retrouver un jour un collègue de bureau qui aurait rasé sa barbe. On ne saurait pas dire si c'est mieux ou moins bien au début. On est juste tellement surpris. Pour la mangrove, ça a créé un effet similaire. Comme si on avait soulevé un lourd rideau et découvert une fenêtre cachée.

Une fenêtre vers la fortune, d’abord.

Les pêcheurs qui n’arrivaient plus à vendre leurs produits ont pu multiplier leurs productions par cent. Ils n’avaient plus à sortir en mer avec leurs filets. La crevette était là.

Mon oncle Reza a acheté une parcelle pour l’élevage à cette époque. Il était tellement content de pouvoir vendre autant. Ça lui a un peu manqué de ne plus sortir en mer. Quand on est pêcheur, je crois qu’il y a toujours quelque chose qui nous manque quand on est obligé de rester à terre. Ma tante, ça l’arrangeait bien, par contre. Elle a déraciné les palétuviers avec le baume au cœur.

Moi j’ai pleuré.

***

Au début, on a gagné beaucoup d’argent. Les crevettes se vendaient bien. Mon oncle en ramassait beaucoup plus, et avec bien moins d’efforts. Ma tante a recommencé à râler en trouvant de nouvelles raisons de se plaindre, mais comme elle était de plus en plus riche, elle osait moins crier après son mari.

Et puis mon oncle est devenu un spécialiste de la crevette.

Au début, il avait prévu d’élever plusieurs sortes de poissons en même temps et d’exporter de grandes quantités d’espèces différentes. Mais quand l’élevage de crevette a démarré, les poissons étaient partis. Partis ou morts. Quand ils ont commencé à mourir, les oiseaux les ont mangés. Je n’aimais pas voir les oiseaux picorer les cadavres de poissons qui flottaient à la surface. Et puis quand il n’y a plus eu de poissons morts à dévorer, les oiseaux aussi sont partis.

Ça a créé quelques problèmes, au village, à ce moment-là. Ceux qui avaient prévu de continuer à pêcher du poisson avec leurs filets n’ont plus rien eu à pêcher. Les espèces qui se reproduisaient auparavant entre les racines des palétuviers, et qui grandissaient dans l’herbier avant de s’élancer dans les récifs n’avaient plus de recoins pour pondre. Les poissons ont bien essayé de vivre dans les récifs, mais ils n’étaient plus protégés pendant leur développement. Alors les pêcheurs ont tous voulu élever des crevettes.

Ça n’a pas posé de problème vis-à-vis des acheteurs, parce qu’il y avait toujours des gens en occident qui voulaient bien manger nos crevettes. Mais pour les pêcheurs, c'était une nouvelle forme de concurrence. Il fallait de la place, il fallait de nouvelles zones de culture. Alors on a voulu continuer à supprimer la mangrove. Mais ceux qui faisaient déjà de l’élevage ne l’ont pas entendu de cette oreille. Ils ont expliqué aux autres que la destruction de la mangrove avaient détruit l’âme de notre village et qu’il fallait arrêter. Que pour les terres qu’ils cultivaient, eux, c'était trop tard, mais qu’il était dangereux d’en déboiser davantage.

Mon oncle Reza était parmi ceux-là. Mon père lui a dit qu’il était de mauvaise foi.

Mais les acheteurs ont proposé de grosses sommes, et les pêcheurs se sont laissé convaincre. Alors les tractopelles sont revenus.

***

Et puis c'est là que les vrais problèmes ont débuté. Quand les enfants ont commencé à tomber malades. Un professeur américain a expliqué à mon oncle que la salinisation de l’eau avait provoqué des infiltrations dans les nappes phréatiques et que l’eau du village était devenue impropre à la consommation. Mon oncle a répété que c'était à cause des nouveaux pêcheurs, qui avaient voulu, eux aussi, se lancer dans la crevette sans prendre garde aux conséquences. Comme ceux qui avaient fait fortune dans la crevette avaient ouvert des hôtels pour les touristes, il a fallu faire venir en urgence de l’eau potable d’autres régions. Je ne savais pas qu’il y avait des régions d’Indonésie qui avaient trop d’eau potable.

Et puis, quand on a commencé à manquer d’eau et de poisson, les gens sont partis. Le village a été déserté, doucement, par ceux qui vivaient de ses ressources. Seuls sont restés ceux qui élevaient des crevettes. Ou les touristes.

En général, j'aime bien les touristes qui viennent dans notre village. Enfin, qui venaient. Parce qu'avec tous les cadavres qui flottent, là, je pense que plus personne ne va vouloir venir par ici. Quand j'étais plus petite, les touristes nous donnaient souvent des stylos et quelques centimes. Et puis, ils ne mangeaient pas de crevettes, tout était pêché pour l'exportation.

J'aimais bien les touristes aussi parce qu'ils me permettaient de parler anglais. C'est un peu grâce à eux que j'ai pu réussi mon oral et obtenir une bourse pour aller étudier à l'étranger. Ils ne se rendaient pas bien compte des problèmes du village, les touristes, mais ils dépensaient beaucoup d'argent pour acheter nos productions et ça nous a permis de surmonter une partie des problèmes.

Ce qui est étonnant, c'est que les mutations de notre écosystème ne se sont pas vues. Tant qu'il n'y a pas d'enfant à soigner, une eau impropre à la consommation, ça ne se voit pas. Évidemment, beaucoup d'espèces de notre flore ont disparues. Mais comme les villageois avaient eux-mêmes souhaité l'arrachage de la mangrove, cela n'a étonné personne. Et les touristes ont trouvé que les nouvelles plages sans mangroves étaient tellement plus belles. Les habitants ont aussi mangé moins de poissons différents, mais ça non plus, ça ne se voit pas.

*   *

*

Une vague monstrueuse vient de s’abattre sur la côte.

Je suis à table dans ma famille d'accueil anglaise. Comme la dame a d'autres invités, elle a mis les petits plats dans les grands et a concocté une recette qu'elle a découpé dans un magazine féminin. Des crevettes au curry servies avec du riz au lait de coco. Un grand paquet de crevettes surgelées emballées sous plastique. Origine : Indonésie. Elle était contente parce qu'il y avait une promotion dessus et qu'elle avait pu les acheter à un prix dérisoire. Du coup, elle en a acheté deux paquets.

Même devant ses invités, le monsieur de ma famille d'accueil a insisté pour regarder les informations à la télévision. Comme ils vient d'entendre que le tsunami a lieu en Indonésie, il monte le son pour me laisser écouter.

Je vois les images tournées par des amateurs, je reconnais mon village, et j'entends les chiffres énoncés par la présentatrice.

J'ai un haut le coeur et je pose ma fourchette.

« C'est terrible, ces catastrophes naturelles, dit la dame en posant sa main sur mon épaule. Nous sommes tellement impuissants face à ces forces ».

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Commentaires
A
comment on fait pour avoir la nouvelle en format pdf?? merci d'avance ;)
M
Ne t'inquiète pas pour lui, d'ici qu'il fasse sa valise, il aura lu cette page et mis un bonnet et des gants (et reçu 72 mails de ma part).<br /> <br /> Je rappelle à ceux qui sont indisposés par le blanc sur fond noir que les nouvelles sont disponibles en version .pdf (enfin, celle-là pour l'instant, puisque Rouge est repartie au front pour le Prix Albertine Sarrazin et que j'ai donc suspendu sa publication ici).
E
Félicitations !<br /> Pôvre Monsieur D., bon courage ! bisous
Tribulations au Royaume de Cathay
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