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Après le Nouvel An, il avait été décidé que nous partirions quelques jours en voyage. Je m'étais jurée de ne pas repartir en vacances avec des Chinois suite à mon pénible périple en Mongolie intérieure, mais cette fois, G. m'avait convaincue de partir : il avait d'abord envisagé la Thaïlande, mais avait jugé cela un peu trop risqué compte tenu des circonstances politiques. Je n'étais pas convaincue que ce soit très dangereux et je brûlais d'envie d'y aller, mais dans la mesure où il m'invitait, je n'osai pas insister de peur d'avoir l'air vénale. Il avait ensuite longuement envisagé Hainan, l'île paradisiaque près de Macao, mais la peur de la foule l'avait fait renoncer : cette destination très prisée en hiver risquait d'attirer beaucoup de monde. Il se décida finalement pour la Mongolie intérieure, la même ville que celle que nous avions visitée en juillet : il voulait voir la neige pour les fêtes du Nouvel An. Une incursion express en terre glaciale ne me déplaisait pas, il m'avait garanti que nous ne mettrions que très peu le nez dehors et que nous admirerions simplement les étendues blanches. Un couple d'amis que j'appréciais beaucoup, surtout la jeune femme, devant nous accompagner, je cédai à la proposition. Je n'avais nulle envie de partir par moi-même pour ces vacances et donc aucune alternative à proposer. Effrayés par le froid, le couple d'amis abdiqua quelques semaines avant, et G. se décida pour le Jiangsu. Son collègue de travail passait ses vacances chez ses vieux parents dans son village natal et nous proposait de le rejoindre. Des visions romanesques de campagne chinoise m'envahirent, je m'imaginais dormant sur un kang spartiate dans une bicoque traditionnelle au milieu d'un champ de thé. Les vieillards m'apportaient des œufs durs pour le petit-déjeuner et me racontaient, au moment du repas, selon quel calendrier on cueillait les jeunes feuilles dans cette région.

Je m'étais ouverte à G. de mon espoir de voir des champs de thé en hiver mais il m'expliqua que cela n'avait aucun intérêt et que de toutes manières, nous n'aurions pas le temps. Je savais que les plantations du Jiangsu devaient avoir triste mine en janvier et ne me formalisai pas de cette déception, mais regrettai néanmoins d'apprendre que mon ami tenait le thé pour quelque chose d'aussi insignifiant : je risquais d'avoir maintes fois l'occasion de voyager en sa compagnie et je serais largement déçue de traverser des provinces à thé sans gambader dans les champs.

G. s'était attribué, depuis quelques temps déjà, un rôle de protecteur qui m'agaçait de plus en plus. Il ne s'était jamais remis du décès de sa fiancée dans ses jeunes années et ne s'était jamais marié. Il souffrait certainement de ne pas avoir eu d'enfant. J'avais l'âge d'être sa fille, il déclara à mes parents lors de leur visite à Pékin qu'il était mon oncle chinois. Je me satisfis largement de cette situation lorsque j'étais étudiante : il m'emmenait dans les plus beaux restaurants, me prêtait gracieusement ses chevaux le week-end et me faisait découvrir toutes sortes de choses. Je lui dois d'avoir goûté à toutes les subtilités de la cuisine chinoise de toutes les régions. Mais il n'est pas facile d'adopter une enfant de mon âge : souvent qualifiée de mature, j'eus le plaisir de ne jamais être étouffée par des parents qui me faisaient parfaitement confiance. L'instinct maternel qui se révélait tardivement chez G. se heurta à mes désirs d'indépendance, à l'heure où je touchais mes premiers salaires, payais mes factures et organisais ma vie de couple. Je supportais mal sa façon de refuser que je paie quoi que ce soit, sa manie de me tapoter la tête lorsque je disais quelque chose de pertinent. Si je trouvais normal qu'en son temps, ma mère soit fière de ma réussite au permis ou au baccalauréat, je trouvais ridicule qu'avec des années de retard, G. s'exclamât fièrement devant ses amis : "Elle parle allemand et a étudié la politique!" J'étais son faire- valoir.

Dans la lignée de cette habitude donc, il organisa le voyage sans me consulter. Il m'avisa des horaires de trains pour l'aller et d'avion pour le retour juste avant de réserver les billets et s'occupa du reste. J'avais pris soin, de mon côté, de me préparer à cette micro aventure par moi-même : je me renseignai auprès de mes collègues pour acheter un cadeau digne de ce nom à mes hôtes. M'ouvrir de ce projet m'aurait nécessairement exposée à être découragée par G. Il m'aurait dit que ce n'était pas la peine, et qu'il offrirait les cadeaux qu'il avait préparé de notre part à nous deux. Je craignais même qu'il achète un cadeau de ma part sans m'en parler. On me conseilla d'aller dans un douxiangcun acheter des pâtisseries typiquement pékinoises : elles plairaient à des personnes âgées et auraient l'avantage d'être dépaysantes, mais pas au point d'être françaises.

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Le voyage en train se passa sans accroc. J'aimais particulièrement le côté aventurier des trains chinois, mais G. avait réservé une cabine de luxe pour deux personnes qui comprenait même une salle de bain. Je m'en accommodai plutôt bien. Lors d'une discussion dans la soirée, G. voulut citer une phrase de Victor Hugo qu'il me traduisit approximativement. Je la trouvai un peu niaise mais je lui dis que c'était très joli et que j'étais ravie de la découvrir. Il s'étonna fortement que je ne connaisse pas cette citation et me le reprocha. Il me dit que tous les Français connaissaient cette phrase et douta de ma culture. Je n'osai pas me défendre en répondant que j'aurais été étonnée d'apprendre que tous les Français savaient citer une phrase de Victor Hugo. J'en avais une ou deux en tête mais ce n'étaient pas les bonnes. G. déclara de façon lapidaire qu'il avait toujours été désolé de voir qu'il avait bien plus lu les auteurs français que moi. Il faisait allusion à un repas récent où je n'avais pas su reconnaître une insinuation concernant Montesquieu. Je ne répondis rien mais j'étais très vexée : lors de ce même repas, j'avais été la seule à connaître le Prix Nobel chinois de littérature, et même à l'avoir lu, alors même que j'étais la seule étrangère. Je ne répondis rien et replongeai dans mon roman français.

Au moment du dîner dans le wagon restaurant, G. vida deux bouteilles d'Ergoutou pour mieux dormir. L'alcool n'eut pas l'effet escompté et il se reposa peu. A notre arrivée, son collègue nous accueillit à la gare de Nanhai. Quand je lui serrai la main, il fut surpris de voir une étrangère et s'extasia que je sache dire bonjour en chinois. Il avait l'air épaté, je restai un peu stupide : j'avais posé beaucoup de question sur lui à G. pendant notre voyage, ce qui me semblait logique compte tenu du fait que nous allions passer deux jours ensemble. Il n'en avait visiblement pas fait autant, ce qui me paraissait étrange, et G. n'avait apparemment pas cru utile de lui mentionner mon origine ou mon niveau de langue. J'aurais pu être satisfaite qu'on ne l'ait pas mis en garde contre ma nationalité avant toutes choses, comme s'il se fût agit d'une maladie contagieuse, mais je savais ce que cela signifierait : le trajet en voiture fut constellé de questions à G. (on ne s'adresse jamais à moi) sur ma personne. Je détestais particulièrement ces questions que je trouvais toujours stupides, que ce soit sur le fond, sur la formulation, ou sur les deux. On demandait si j'avais déjà mangé avec des baguettes, quelle langue était parlée en France, si ma maman ne me manquait pas trop. Cette fois-ci néanmoins, je n'eus pas à m'agacer des questions puisque je ne comprenais que les réponses : je découvrais l'accent du Jiangsu.

Fatigué par le voyage et sa mauvaise nuit, G. réclama à aller dormir : nous étions arrivés à 7h du matin et ils ne comptaient pas visiter les environs avant 10h. Je réalisai que nous ne passerions pas la nuit chez les vieux parents de notre hôte : G. avait réservé des chambres dans un hôtel du centre ville. Je n'avais pas très envie d'aller me coucher, mais l'arrivée en ville me découragea d'aller me promener pendant leur sieste : les environs avaient l'air particulièrement laids et à cette heure matinale un lendemain de Nouvel An, tout était désert. Je m'étais convaincue qu'aucune ville ne pouvait être aussi moche que Haila'r, en Mongolie intérieure, mais la découverte de Nanhai me jeta dans un terrible débat interne sur le palmarès de ces deux destinations.

Je me félicitai d'avoir emmené avec moi les Mémoires d'une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir et Eichmann à Jérusalem de Arendt, en attendant dans ma chambre que ce voyage débute pour de bon.

Après la sieste, Monsieur Sun nous emmena en voiture chez ses parents. Après quelques dizaines de kilomètres de routes, nous arrivâmes à un village assez étalé qui faisait la taille de Marseille. Il se félicita de me faire découvrir la campagne pour la première fois et G. lui expliqua que j'avais parcouru une bonne partie de la Chine avec mon sac à dos et que j'avais déjà vu quelques villages. Je précisai à G. qu'en français j'aurais plutôt dit "petite ville".
Ses parents habitaient une maison neuve à un étage, la plus belle du village. Le fils ayant, pour l'occasion, invité tous ses anciens amis à déjeuner, ils avaient embauché trois cuisiniers des environs pour préparer le repas et loué des tables : nous étions une quarantaine dans cette maison tellement neuve qu'elle n'était pas encore meublée. L'écran plat, contre le mur, avait été le premier mobilier installé et il nous dispensa CCTV9 toute la journée. Le repas s'annonçait corsé et je dis à G. que je ne comptais pas boire d'alcool : j'avais tenté, jusqu'à récemment, lors de mes sorties en société, de prévenir que je buvais "très peu". Je m'étais vite rendue compte que c'était impossible : on buvait ou on ne buvait pas. Quand on acceptait un premier verre de baijiu, on se condamnait à trinquer avec tous les invités. Comme le verre bu avec un Blanc comptait double, et que nous étions très nombreux, je risquais le coma éthylique avant 12h30. Mon idée s'avéra excellente : dès le passage à table, l'alcool coula à flot. Le Moutai choisi pour la circonstance était de la marque qui me dégoûtait le plus : la bouteille ressemblait à de l'alcool à brûler de supermarché. Les bouteilles passaient de verre en verre sans que le goulot ne retrouve jamais sa place vers le haut et des traînées d'alcool coulaient sur les tables, dans les plats, le long des poignets. Quand ils trinquaient trop fort, l'alcool éclaboussait leurs visages et leurs vêtements. Ceux qui buvaient trop vite laissaient couler le long de leur menton puis de leur cou une traînée d'alcool qui se perdait derrière le premier bouton de la chemise.

Je revoyais la scène du Seigneur des anneaux où, alors que Minas Tirith est attaquée, Denethor, l'intendant du Gondor, sombrant dans la folie, dévore des cerises sur une musique troublante chantée par Pippin. Les bouches mastiquaient ce qu'une main distraite avait attrapé sur la table, buvaient un alcool dont l'odeur même était dissuasive, fumaient des cigarettes blanches à en vomir. Je retrouvais cette bouche un peu plus tard  lorsque, assise derrière Monsieur Sun en voiture, je découvris que c'était la seule chose que j'apercevais de lui dans le rétroviseur.

La débauche de ce repas me fit craindre qu'ils ne finissent par se déshabiller, mais leur taux d'alcoolémie les immobilisa rapidement. Un homme qui était sorti pour aller uriner dans la rivière tomba même dedans et d'autres partirent en voiture le secourir : je craignais que les conducteurs ne se noient avec la victime, mais il n'en fut rien.

Mon attitude passa pour un manque total d'intégration : face à l'accent du Jiangsu, j'avais retrouvé un niveau zéro en langue et il fallait qu'on me traduise tout. On m'avait collé un jeune joufflu, le fils de Monsieur Sun, que je troublais visiblement beaucoup, pour me parler en anglais. Il avait pris son rôle très à cœur et tenta de ne jamais laisser un blanc dans la discussion, ce qui aboutit à de difficiles conversations : "What about the Eiffel Tower?". Je souris beaucoup et parlai peu.
Je souris de moins en moins : l'ampleur du carnage me dégoûtait, les conversations me désespéraient. On me demanda si j'avais déjà entendu parler de Mao, on applaudit que je sache me servir de baguettes. Ces prouesses d'intégration ne compensèrent pas, à leurs yeux, mes lacunes. Je n'avais pas l'intention de me forcer à quoi que ce soit pour cette bande d'ivrognes, et voyant que je refusais de boire, on conclut que j'assistais pour la première fois à un dîner chinois. Au contraire, c'était justement parce que je commençais à bien connaître ce genre de réception que je ne me forçais plus. Je n'éprouvais aucune joie à me faire bien voir par ce type de poivrots. Pourtant, la succession de réflexions sur mon manque d'intégration m'affectait. G. me défendit vaguement au début, mais l'alcool vint à bout de sa bonne volonté. Il semblait déçu de mon attitude, je m'enfermai dans des réactions adolescentes de refus systématique pour la simple satisfaction d'échapper à son autorité. Je me sentais ridicule, mais je ne parvenais pas à me comporter différemment.

Étouffée par l'ambiance, la fumée de cigarette et l'odeur d'alcool, je me réfugiai dans les bras de Simone de Beauvoir, assise au soleil devant la maison. Quand on s'en aperçut, on essaya de m'en déloger : il faisait bien trop froid, j'allais attraper mal, je serais bien mieux à l'intérieur. Ce sens de l'hospitalité m'exaspérait : sous prétexte d'égards, on me mettait mal à l'aise en permanence. J'avais par exemple difficilement réussi à faire accepter à mes amis pékinois de ne pas me mettre de force de la nourriture dans l'assiette lors des repas : ici tout était à recommencer. G. expliqua, en voyant que je protestais lorsqu'on insista pour me faire manger des boulettes de viande, que dans ma culture, on mangeait tout ce qu'on avait dans son assiette avant de se resservir : si on me servait de force, je me sentirais obligée de terminer ce que l'on m'avait donné. Tout le monde trouva cela très étrange : pourquoi, se forcer à manger ce que l'on vous sert? J'avais fini, à contrecoeur, par accepter cette différence culturelle, mais ce gaspillage me révoltait : ce qui atterrissait dans mon assiette et que je ne mangeais pas finirait à la poubelle. Après avoir été plusieurs fois malade pour avoir tenté de manger tout ce qu'on me donnait, j'avais depuis peu choisi mon confort personnel plutôt que l'économie des ressources. Cette décision me déprima fortement et le plaisir que je ressentais à manger en fut considérablement affecté.

Un autre événement de cet après-midi fit peser sur moi la lourdeur de l'hospitalité. Après avoir cuvé plusieurs heures, nous partîmes ensemble vers la ville. Une traversée au pas de course du musée des 7 batailles n'eut pas le temps de m'ennuyer. Monsieur Sun décida ensuite de me faire des cadeaux. Je redoutais le pire. G. m'indiqua qu'il souhaitait m'offrir de la soie et j'imaginai une robe traditionnelle ou un foulard. Je n'en avais certainement pas besoin, mais je pourrais toujours les réutiliser. Le magasin de soie ne vendait en réalité que des articles de nuit. On me planta devant un rayon de pyjamas et on me somma d'en choisir un. J'étais effarée. Des collants moulant en soie et leurs maillots de corps assortis s'étalaient sous mes yeux : je n'avais jamais rien vu d'aussi laid. Le violet, le rouge et le vert pomme me semblaient tous plus affreux les uns que les autres. J'eus une terrible sensation de malaise : il m'était insupportable d'imaginer que quelqu'un allait dépenser de l'argent dans un article qui me déplaisait autant et dont je n'ouvrirais même pas la boite une fois arrivée chez moi. Il valait encore mieux jeter son argent par la fenêtre, c'était tout aussi utile et bien moins dommageable à l'environnement et à la communauté du vers à soie. Je me tournai vers G. en implorant son aide mais il ne comprenait pas : il ne voyait pas du tout ce qui clochait à porter un pyjama de cette sorte. J'attrapai un fou rire nerveux. Je crois que j'aurais pu pleurer s'il m'avait finalement acheté une de ces horreurs. Il y avait entre nous un fossé de génération multiplié par un fossé culturel. Je ne sus pas leur expliquer ma vision de la mode, de l'environnement et de la simplicité volontaire, je paniquai. Refuser leur cadeau, c'était prendre le risque de les vexer. Mais acheter ce pyjama, c'était aller à l'encontre de tout ce à quoi j'aspirais, de mes efforts de désencombrement, c'était la négation de tous mes choix de vie. Je tentai l'humour en leur expliquant que si je dormais avec ça, mon copain risquait de me quitter, mais l'argument ne sembla pas les atteindre. S'ils avaient su les débats que peut provoquer, dans un couple occidental, le port d'un jogging en coton mou chez la femme! J'expliquai que seules les grand-mères portaient ce genre de vêtement et G. en conclu que les jeunes d'aujourd'hui dormaient sans pyjama. J'évitai d'acquiescer : l'idée qu'ils puissent m'imaginer dormant nue me dégoûtait. Je trouvai finalement une étole vieux rose qui s'accordait à mes goûts et demandai à ce qu'on me l'offre. Trouvant le cadeau bien trop petit, ils m'en achetèrent trois.

G. avait lutté contre les effets de l'alcool pendant toutes ces heures mais il ne tenait plus debout : pour la troisième fois de ces vingt-quatre heures, il alla se coucher. Fidèles au cycle repas-sommeil, à son réveil, nous allâmes dîner. Les mêmes illuminés que le midi nous attendaient dans la salle de restaurant, à peine remis de leurs ripailles, et le même ballet s'exécuta. Je luttais pieds et poings contre une invitation au karaoké et je finis par ramener G., ivre mort, à sa chambre avant d'aller me coucher.

La journée du lendemain me semblait ne pas pouvoir être pire : je me levai assez optimiste. La visite d'un très beau parc me ravit : la directrice me parla des bonsaïs et de l'agencement des lacs comme à une adulte, en utilisant même des mots trop compliqués pour moi : je respirais.

Le repas du midi me replongea dans le marasme de la veille : le troupeau de buveurs nous avait suivi. Après quelques réflexions nocturnes, j'avais fini par me convaincre que nos différences n'étaient pas culturelles : en France, avec des hommes de 50 ans buvant et ricanant, j'aurais été tout aussi indisposée. La présence d'une jeune et jolie étudiante près de moi lors de ce troisième repas me confirma cette conclusion : elle s'ennuyait ferme et ne s'amusait pas du tout. Elle en profita pour m'apprendre quelques tours de passe-passe pour remplacer dans son verre le Moutai par de l'eau : ses 45 kilos n'auraient pas survécu à plusieurs shots de ce poison.

Le repas fut encore plus pénible que la veille : les réflexions étaient plus grasses, les incitations à manger plus insistantes, les commentaires désobligeants plus cinglants. Je me préoccupai essentiellement de manger : je verrais bien si le homard réparait les blessures de l'ego. On me fit apporter un couteau et une fourchette : ce qui devait être une attention maladroite d'un homme ivre m'apparut comme une provocation. Vers la fin du repas, on déclara que, comme je n'aimais pas la nourriture chinoise, il fallait me donner de la nourriture occidentale. Je bouillonnais. S'il y avait bien un domaine d'intégration où j'étais imbattable, c'était la nourriture : j'avais goûté à tout, j'avais aimé, je m'y connaissais. On m'apporta une assiette de frites servies avec une entrecôte saignante : je me décomposai. J'avais envie de leur jeter la fourchette à la figure, de leur hurler mes efforts d'intégration, de leur parler des heures à apprendre le chinois, à apprendre à cuisiner, à comprendre les moeurs, à lire des livres d'histoire. Je ne touchais pas à mon assiette. J'avais les larmes aux yeux.

Mes bouleversements internes ne semblaient pas leur apparaître. La beuverie continuait. Monsieur Sun, qui tenait à peine debout, m'exhortait à goûter aux plats. Devant une soupe d'épinards, il me déclara avec un grand sérieux : "Ce sont des légumes verts, ça devrait vous plaire, c'est bon pour l'environnement!" Je lui expliquai dans un chinois châtié que la consommation de légumes biologiques pouvait bénéficier à l'environnement, mais que les légumes verts n'avaient rien à voir avec la protection de la nature. Je déclenchai l'hilarité générale.

Un petit animal savant à qui on aurait appris à parler, peut-être un singe ou un chien, déclarerait une grande Vérité sur l'univers : l'existence ou non de Dieu, le mystère du chaînon manquant. En l'entendant s'exprimer dans leur langue, les gens s'écrieraient : "Qu'il est mignon!", "Qu'est-ce qu'il parle bien!" et personne ne prêterait attention au contenu de sa Parole. J'étais le singe.

Je les trouvais bêtes et je me sentais coupable de les juger ainsi : j'avais une peur panique d'avoir des pensées racistes ou, du moins, de me considérer comme supérieure. Je portais sur mon dos toute la culpabilité des Blancs pour l'exploitation des autres peuples, j'avais dans mes poches l'Indochine, la colonisation en Afrique, Malcom X et les guerres de l'Opium. Ma femme de ménage, embauchée à contrecœur suite aux supplications de mon dos, bénéficiait largement, à travers un salaire royal, de tous ces états d'âme. Dans le cas présent, je me reprochais de les détester tous.

G. laissa un instant ma voisine tranquille pour expliquer au monde entier ce qui se passait en mon for intérieur. De gris, il était passé au gris très foncé. On eût dit une éponge imbibée d'alcool. Il déclara que, en tant qu'étrangère, je ne comprenais pas du tout la culture chinoise. Il entama un récit de certaines discussions que nous avions eu et en fit de croustillantes anecdotes. Quand il raconta que je m'étais étonnée de voir, à la frontière russe, qu'on pouvait acheter des bustes de Mao, Staline et Lénine en bronze pour des sommes avoisinant 12 000€ et que cela me paraissait incompréhensible, il suscita l'hilarité générale. Mes réflexions de jeune fille verte leur semblaient délicieusement ridicules. L'évocation, sous ce jour, des remarques que j'avais faites alors me désespérèrent. Les mois précédents, j'avais redoublé d'efforts dans l'apprentissage du chinois, pressée par un examen qui m'inquiétait, le désir de pouvoir, le moment venu, parler sans interprète aux travailleurs des champs de thé, et surtout par cette frustration de ne pouvoir exprimer avec tous les détails que j'aurais voulu les idées que je soutenais. Je me faisais l'effet de remonter le cours du Novlangue et d'essayer de retrouver les mots perdus pour mettre un peu de nuances dans mes phrases. Quelles foutaises que ces heures passées en classe de philosophie à démontrer que le langage précède la pensée! Les idées étaient là, les questions, les commentaires affluaient et je me sentais muette. Muette et donc bête à pleurer : personne ne verrait mes pensées si je ne les faisais pas sortir par ma bouche.

Ivre de colère, je quittai la table. Je pensais que mon geste leur prouverait qu'ils étaient allés trop loin, mais il n'en fut rien. Persuadés que je n'avais rien compris, ils supposèrent visiblement une indisposition subite et mon geste n'eut pour effet que de me faire sentir encore plus lâche et stupide : je me regardais comme hors de mon corps, avec les yeux d'Amin Maaloud qui m'avait si bien expliqué les rouages de la violence chez les êtres dont l'identité est perçue comme différente. Ma réaction n'avait été qu'un geste classique de l'incompris dans un milieu hostile, mais le fait que je sois parfaitement consciente de ce mécanisme me faisait pécher doublement : j'avais suffisamment étudié le cheminement psychologique qui menait là où j'étais pour être entièrement coupable de ma position.

Je ressassais dans l'entrée de l'hôtel ce qui m'exaspérait autant. Outre le fait que l'on mettait systématiquement mon comportement sur le dos de ma nationalité et que je ne pouvais m'en défendre qu'avec des protestations enfantines qui ne prenaient pas, je détestais les justifications de G. "C'est la Chine", répétait-il. Je ne le croyais pas et ne voulais le croire. Cette Chine là, je la détestais et je ne pouvais m'y résoudre. Je ne trouverais certainement pas mieux ailleurs, un pays où tous les usages me conviendraient. Je devais me rendre à l'évidence de mon inadaptabilité : je n'étais faite pour vivre nulle part si je ne pouvais me plier aux plus triviaux usages. Qui étais-je pour souhaiter que des traditions millénaires d'un pays si éloigné de mes origines soient bouleversées?

Je souhaitais qu'un miracle noir, qui prouverait la réalité de mes prophéties, s'abatte subitement sur cette salle de restaurant : l'un d'eux serait foudroyé par une crise cardiaque suite à un coma éthylique, recevrait un appel de son médecin lui annonçant un cancer des poumons, s'empoisonnerait avec des pesticides dilués dans la soupe d'épinards. Nous aurions un accident de voiture dont moi seule réchapperait grâce à la ceinture de sécurité dont ils se moquaient tant.

Rien de cela n'arriva. Ma compagne de table, que j'avais abandonnée, vint me rejoindre pour discuter. Les petits riens dont elle me parla achevèrent de me convaincre qu'en quittant la table avec humeur, je n'avais fait passer aucun message, tout au plus manifesté une violente envie de faire pipi. G. vint me rejoindre à la fin du repas, il titubait et ne parlait plus ni chinois ni français. J'allai récupérer mes affaires que j'avais laissées en m'enfuyant de la salle et me félicitai d'y trouver sa sacoche contenant nos billets d'avion, qu'il avait abandonnée sur un fauteuil : l'idée de rater le vol qui m'emmènerait loin de là me terrorisait.

Je prévoyais de ruminer mon énervement extrême plusieurs heures quand G. me tendit la carte de ma chambre d'hôtel : il fallait faire la sieste, il n'était pas capable de marcher. Je renonçai à lui expliquer que je n'avais nullement sommeil et que j'aurais pu lire mon roman sur n'importe quel banc : la chambre était payée. C'était purement de la confiture aux cochons, mais le cochon, c'était moi, et la confiture, une chambre d'hôtel pour moi seule pendant deux heures au moment où je brûlais d'envie de lire tranquillement. J'eus néanmoins un léger pincement au cœur en regardant par la fenêtre de ma chambre : il faisait beau et bien plus chaud qu'à Pékin, la ville semblait agréable. Mais cette promenade ne me consolerait pas de ne rien avoir vu du Jiangsu et ma tendance à considérer un sou comme un sou m'interdisait de déserter une chambre d'hôtel à 60€.

La fin de l'après-midi fut morne : G. sentait l'alcool à plein nez, il divaguait. On nous traîna visiter un temple, mais pressés par le temps, on nous en fit ressortir aussitôt. De nouveaux cadeaux s'échangèrent à l'aéroport : l'alcool offert resta au contrôle de sécurité. Je déclinais l'invitation à dîner en arrivant à Pékin. La rupture était consommée.
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