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Tribulations au Royaume de Cathay
11 avril 2008

ROUGE

En exclusivité, la nouvelle proposée au concours du CROUS sur le thème... ROUGE...

Ma mère m’a souvent raconté que mes pieds ont saigné dès l’instant où ils ont été bandés. Mon père avait tenu à les envelopper lui-même et s’était attelé à serrer le tissu si fort que des veines comprimées avaient cédé sous la pression. Curieusement, je ne me souviens pas de la douleur. Je me souviens des yeux de ma mère, effrayés devant la tache rouge qui s’étendait sur les bandelettes blanches. Et de ceux de mon père, le regard grave et plongé dans le mien, m’intimant : « Je serre très fort, mais je ne serre qu’une fois. Désormais, jamais plus on ne touchera à tes pieds ». Dès lors, ces chaussettes carmins m’accompagnèrent jour et nuit, ligotant mes orteils comme deux petits fagots de cinabre. 

La tradition chinoise imposait cette mutilation aux fillettes sous un prétexte de beauté, mais mon père, qui venait d’Europe, ne semblait pas sensible à cet argument. Ma mère, Chinoise insoumise, avait épousé ce diable étranger en songeant à la modernité de l’existence que ce pasteur aventureux pourrait lui offrir, et fut extrêmement surprise par son geste. Elle me confia souvent, comme pour excuser chez lui un moment de faiblesse, que la pression des coutumes chinoises avait certainement fini par l’affecter et que l’incrédulité la plus tenace ne peut résister aux regards en coin et aux médisances incessantes.

Mon père était un homme au visage rougeaud et couperosé, aux cheveux roux et à la mine renfrognée. Son arrivée en Chine s’était accompagnée de multiples ennuis administratifs dont la dynastie mandchoue avait le secret. Après la révolte des Boxers, son statut d’étranger nous obligea à quitter Pékin pour la campagne, à l’abri des tracasseries politiques qui accablaient les étrangers restés dans le pays. Les missionnaires, accusés de manipuler les esprits autochtones, étaient régulièrement malmenés par des groupuscules nationalistes, et leurs objets de culte systématiquement détruits.

Mon jeune âge permit à mes parents de me tenir à l’écart de ces accablements. Malgré mes petits pieds douloureux et cramoisis, je profitais pleinement de la vie à la campagne. Jusqu’à mes huit ans, une grande chèvre noire, assez coopérative, me servit de monture pour mes escapades en dehors de la maison. L’éducation avant-gardiste dont j’étais l’objet me ménageait de larges plages de jeu dans la journée, ce dont ne bénéficiaient pas les fillettes du village, contraintes aux travaux ménagers. Je rendais cependant régulièrement visite aux familles du hameau, accompagnée de ma chèvre, ce qui faisait la joie de mes parents, qui songeaient à la solitude à laquelle m’aurait contrainte une existence dans la capitale en tant que fille d’Européen. J’avais certes gardé les yeux en amande et la peau safranée des Chinoises, mais mon père m’avait transmis une épaisse chevelure auburn et un nez fin et pointu. Il avait également tenu à me donner un prénom de son pays, et comme celui-ci s’avéra imprononçable pour les gens du village, je reçus le surnom de Ying Su, qui signifie « pavot ». Depuis mon premier bandage, mes pieds avaient en effet gardé leur belle couleur rouge. Le sang imprégnant la toile, de cuivré, avait en séchant viré au purpurin noir.

***

Mon père m’éleva dans la religion chrétienne, soucieux de me transmettre ses valeurs et ses connaissances. Je compris très vite, par le ton de sa voix et sa façon de me prendre à part pour en discuter, qu’il était dangereux pour nous d’afficher nos convictions. L’Empire agonisant accusait les étrangers et les influences religieuses extérieures de tous ses maux, et être fille de pasteur m’exposait à la colère de mes compatriotes. J’avais pourtant l’impression de partager un secret extraordinaire en écoutant mon père me parler de Dieu. Il m’expliquait la Bible et ses enseignements, récitant les textes de tête. « Tu dois toujours avoir la Bible avec toi, elle seule peut nourrir ta foi » me répétait-il.

Ma mère semblait effrayée par cette éducation. Elle partageait la religion de son mari mais souhaitait m’éviter les tracas accompagnant inévitablement le culte occidental en Chine. Hostile aux traditions chinoises, elle profitait du fait qu’aucun villageois ne nous rende visite pour bannir de la maison les superstitions locales. Seule notre façade jouait le jeu de la coutume pour éviter les commérages. Ma mère l’affublait de lanternes rouges et de sentences verticales sur papier vermeil, à la manière dont on déguise un épouvantail. Vêtue de pourpre, ma maison était pour moi une petite Cité Interdite dont j’étais la princesse aux petits pieds.

***

Mais les origines et les activités religieuses de mon père ne parvenaient pas à rester secrètes, dans ce petit village. Les paysans devinaient en observant, et ce qu’ils ne devinaient pas, ils l’inventaient, ce qui était souvent pire. Quand des groupuscules révolutionnaires anti-occidentaux se formèrent, au crépuscule de l’empire, les bruits concernant les étrangers du village se muèrent en informations précieuses et acérées. Quand ma famille fut victime de ces intolérants, je compris brutalement les risques que nous faisait courir notre dévotion.

A l’automne de ma dixième année, une de ces brigades nationalistes, excitée par les rumeurs qui couraient sur mon père, entreprit de faire disparaître de notre maison la totalité des signes religieux. Ma mère tenta bravement de se mettre en travers de leur passage tandis que mon père paraissait totalement résigné. Il me sembla qu’il considérait ce moment comme totalement inévitable depuis toujours et avait préparé cette descente avant même que les auteurs en eussent conçu le projet.

Les hommes entrèrent alors que ma mère cuisinait et que mon père épluchait des racines de lotus. Je venais de me lever pour sortir nourrir ma chèvre. Un des hommes m’empoigna par les épaules. Il glissa ses mains le long de mon corps en tâtant mes vêtements pour me fouiller. Quand ses mains eurent atteint mes chevilles, il eut un mouvement de recul en voyant mes pieds sanguinolents et me repoussa violemment sur le kang. L'un d'eux frappa ma mère au ventre. Elle plia sous la douleur, le visage violacé, les mains croisées sur l'abdomen d'abord, puis se baissa dans cette position accroupie que les Chinois prisent tant. Un filet de sang perlait à la commissure de ses lèvres. Je vis que la douleur lui coupait le souffle.

Les hommes eurent l'air contrarié de n'avoir rien trouvé. Ils criaient sur mon père en lui demandant où il cachait ses objets de sorcellerie de l’Ouest. Je crus qu’ils allaient le tuer, mais il ne reçut que quelques coups. Ils partirent en laissant la porte ouverte, aussi rapidement qu'ils étaient entrés. Ma mère fut prise de vomissements, comme si la douleur de son ventre s'échappait de sa bouche. Il y avait aussi du sang qui s'écoulait de ses lèvres et gouttait sur ses chaussures. Les chaussons de soie beige se teintèrent de rouge.

***

Je compris ainsi, en grandissant, qu’avoir les pieds couleur cerise n’était pas un attrait dont on se vante. Ils faisaient pourtant ma fierté. J’y voyais le symbole de la souffrance indicible que j’avais été capable de supporter –ou du moins était-ce ce que les regards extérieurs me renvoyaient.

Les bouleversements qui entourèrent l’établissement de la République de Chine s’accompagnèrent d’une loi sur les pieds bandés. Ceux-ci étaient désormais interdits, mais dans les campagnes, superstitieux et craintifs, les paysans continuèrent de longues années encore à pratiquer ce rituel. Le sujet ne fut même pas évoqué sous notre toit et l’éventualité que je puisse retirer mes bandages incarnats ne sembla pas avoir effleuré l’esprit de mes parents.

L’incident de l’escouade nationaliste avait scellé mes convictions politiques. Si la République n’avait représenté pour nous qu’une tranquille continuation de l’Empire, Chang Kai Chek incarnait dans mon esprit un tortionnaire exalté qui feignait de sympathiser avec l’Occident pour persécuter à son aise les étrangers au sol chinois.

A la mort de mes parents, je décidais de m’engager contre le Guomindang, au côté du Parti Communiste.

La difficulté que représente pour la marche le port de bandages autour des pieds représentait un obstacle majeur à mon engagement dans la guérilla. Cette infirmité permettait initialement, outre un curieux argument esthétique, d’éviter que les femmes s’éloignent trop de leur domicile. La perspective d’un déplacement stratégique, à plus forte raison d’une Longue Marche, s’avérait donc totalement irréaliste. Au bandage, les quatre orteils les plus petits étaient soigneusement retournés sous la plante du pied, les écrasant sous la fourchette molle à chaque pas. Seul le gros orteil échappait à ce pliage, formant à l’avant du pied une petite pointe. Au bout de quelques années, le pied prenait la forme d’un minuscule cône bombé sur le dessus. Les femmes adoptaient une démarche étriquée, que les hommes affirmaient trouver terriblement séduisante, et se déplaçaient sur les distances les plus courtes possibles, évitant la station debout et les sols pierreux.

Je décidais de m’enrôler dans des troupes féminines, celles qui servent les marmites de bouillon aux hommes rentrés de mission et raccommodent les espadrilles avant l’étape du lendemain. La plupart de mes jeunes camarades ayant eu les pieds bandés dans leur jeunesse s’étaient débarrassées de leurs ligatures. Celles qui ne l’avaient pas encore fait hésitaient en pensant à la souffrance que pourrait représenter la tentative de bouger les orteils –pour la première fois de leur vie, semblait-il. Mes pansements écarlates attiraient la curiosité des jeunes révolutionnaires, mais bien vite ils suscitèrent dégoût et désapprobation. Le surnom de Ying Su continua de me suivre et je me retrouvais bien vite à cours d’argument face à mes détracteurs. Le prétexte de l’héritage paternel semblait aberrant à mes camarades tandis que je réalisais que c'était la seule raison qui me poussait à conserver ces sources de torture. Certes, le mal était fait, et retirer la toile ne m’aurait pas pour autant permis de courir comme un homme, mais mes amies aux pieds fraîchement déballés semblaient reprendre assez rapidement des habitudes naturelles dans leur démarche.

Je n’en démordais pourtant pas, il me fallait garder mes pieds vultueux.

***

J’inventais quelques temps un prétexte patriotique selon lequel mes pieds avaient été pour moi la révélation de l’appartenance au communisme. J’improvisais des diatribes sur le hasard heureux qui m’avait conduite vers le marxisme à travers le symbole révolutionnaire de ces pieds bolcheviques avant l’heure. Quelques-uns virent à travers cet argument l’emblème de mon attachement à la cause rouge, une sorte de stigmate du socialisme que je devais précieusement conserver, mais la plupart me sommèrent de me défaire de ce symbole du passé, marque sanglante d’une société sclérosée et archaïque qui n’avait apporté que malheurs et oppression au peuple chinois.

Ces raisonnements me poussèrent à réfléchir plus profondément à ce qui m’attachait à conserver mes pieds dans ces bandages. Je restais convaincue que ce geste n’avait pas été anodin de la part de mon père et qu’il devait porter une signification qui me dépassait et que je m’interdisais de déchirer. Cependant, ce seul argument ne tint pas face à la pression quotidienne des autres membres de ma faction, et je décidais un jour, vexée et agacée par cette succession de moqueries et d’intimidations, de débander mes pieds.

La peur de la douleur bien sûr, mais aussi le sentiment de culpabilité que j’éprouvais vis-à-vis de mon père m’emmenèrent loin du groupe, par une soirée d’été, pour me débarrasser de mes liens. Je m’assis sur une pierre, les pieds tournés vers le soleil déjà très bas. La solidité des coutures qui maintenaient les bandes avait permis de les garder serrées pendant de longues années. Le tissu s’était évidemment détendu, mais il l’avait fait au même rythme que celui de la croissance de mes pieds et avait permis une pression extrême et constante.

Je découpai la couture avec de vieux ciseaux, et entrepris de dérouler la toile. Celle-ci, collée par le sang et la crasse, était devenue une sorte de masse compacte, chaque bande ayant adhéré sur toute sa surface avec celles qu’elle touchait. Le tissu était entièrement rouge. Légèrement rosé sur le dessous, où la transpiration avait entrepris de le décolorer, et groseille, voire lie-de-vin sur les côtés, là où le sang avait giclé directement dans mes jeunes années.

La douleur était terrible. Je n’avais jamais touché à ces bandages, et si le fait de marcher avait été torturant, le mal ressenti par l’arrachement du tissu qui tiraillait ma peau me semblait, pour nouveau, totalement insupportable. Je dénouai un peu chaque pied, en alternance, avec la vague impression que cela apaisait la douleur. Quand les bandes furent presque totalement déroulées, il me resta à détacher chaque morceau de toile de mes pieds. L’écoulement du sang, et la plaie formée sur chaque pied par l’éclatement des veines avaient, en séchant, intégré le tissu à mes pieds. Les extrémités effilochées avaient fait corps avec les blessures, puis avec les croûtes, et enfin avec la cicatrice et la peau reconstituée. Je transpirais et pleurais à la fois, de douleur, de remords et de solitude dans cette épreuve. Je fermai les yeux pour ne pas voir ces pieds enflammés, sanguinolents et congestionnés, bardés de cicatrices qui suintaient. Mes orteils avaient quasiment disparu pour muter en moignons aplatis. Les ongles, auxquels rien n’avait offert la place de pousser, s’étaient enfoncés dans la plante incandescente du pied.

Quand je rouvris les yeux et constatai ce triste spectacle, je fondis en larmes. Je ne pouvais concevoir l’idée de me lever pour marcher. J’avais l’impression d’avoir été amputée et de regarder mes lésions sans pouvoir rien faire. Je ramassais les bandes qui gisaient sur le sol, comme si celles-ci pouvaient m’aider. Elles étaient raides et craquelées de sang séché pourpré.

Je remarquai alors à l’intérieur de ces bandes de petites écritures très fines, tracées à l’encre de Chine, et qui malgré l’imprégnation du tissu des nuances de corail de ma sève, restaient bel et bien visibles. Je séchai mes yeux pour parvenir à lire et reconnus l’écriture de mon père. Les mots étaient écrits dans sa langue, celle que j’avais apprise sur ses genoux, dans les livres de prières qu’il me faisait déchiffrer. Je compris que, convaincu par sa foi et par le désir qu’il avait de me protéger du fardeau que représentait la religion occidentale en Chine, il avait tenu à ce que je porte la ses préceptes en moi et avait calligraphié dans mes bandages les passages de la Bible qu’il tenait pour importants.

J’avais épousé la cause communiste par opposition à ceux que je considérais comme les iconoclastes Chinois, et je réalisais que ceux-là même s’opposaient à toute forme de croyance. Je pliai soigneusement ma Bible rouge que je cachai dans ma poche, et désertai sans plus attendre le campement où flottait le drapeau vermeil.

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